CHAPITRE PREMIER

— Mais bien sûr c’est moi… Le professeur m’a fait signe et j’ai déclenché le dispositif !

— Au bon moment, dit Ysmer. C’était bien désagréable mais tout de même, la folie hystérique collective en a été stoppée !

Ils étaient réunis dans le minuscule cockpit, désormais voués à une nouvelle forme de collectivité qui ne pouvait éviter la promiscuité. Cependant, après la catastrophe de l’Inter, l’errance dans l’espace et les heures sinistres connues sur le planétoïde, ils n’en étaient plus à cela près et, ainsi que le disait Éric, toujours enclin à l’optimisme, il fallait s’estimer heureux.

Karine venait d’expliquer comment, sur l’injonction discrète de Baslow, c’était elle qui, utilisant les générateurs du cosmocanot, avait promptement mis en route la sphère prismoïde. Un effet qui avait été probant. Certes, la faiblesse dynamique n’aurait guère pu fonctionner longtemps sans s’épuiser, mais l’apparition des spectres mnémoniques avait été salutaire.

Maintenant, ils étaient loin, perdus dans l’espace.

Seul l’aspirant Huong et le cosmotimonier Filler avaient quelques notions de navigation spatiale. Si le premier en était encore au stade universitaire avec tout ce que cela comporte de pédantisme théorique, le second avait au moins pour lui l’expérience.

Il n’en était pas moins vrai que ni l’un ni l’autre n’étaient réellement capables de diriger un astronef, si petit soit-il. Flower avait prévu un autre équipage, et particulièrement une jeune femme qui avait grade de lieutenant spatial. Malheureusement, cette personne, comme le jeune cosmatelot désigné en raison de son âge, n’avaient pu embarquer.

Baslow était réservé, silencieux le plus souvent. Éric s’efforçait d’aider les passagers à conserver le moral. Marts, lui, était sombre. En quelque sorte, il avait honte d’être là. Il ne s’y trouvait qu’après son geste généreux, alors qu’il avait volé au secours d’Éric. Et ce dernier le consolait. Les circonstances les dépassaient tous, voilà tout !

Huong et Filler s’évertuaient à examiner les cartes du ciel, à faire le point en s’appuyant sur les positions stellaires, à tenter un contact radio avec les bases du système solaire. Jusque-là leurs efforts n’avaient eu aucun résultat pratique.

Florane, fille évoluée qui travaillait aux cuisines de l’Inter, recensait les provisions et l’équipement. Elle devait convenir que la durée des éléments substantifs ne serait pas illimitée.

L’eau, en particulier, faisait dangereusement défaut.

Et puis, d’une façon générale, même Éric, avec son tempérament énergique et gai, ne pouvait se départir d’une atroce mélancolie en songeant à ceux qu’ils avaient dû laisser sur le petit astre inconnu.

Ils étaient là-bas plus de soixante encore. Dont le valeureux Flower. Mais sacrifiant sa propre vie, sans préjudice de celles de ses malheureux compagnons, l’officier responsable de l’île spatiale n’avait fait qu’obéir aux ordres supérieurs : préserver à tout prix le cerveau désormais détenteur unique du secret des ondes infernales.

Mais bien d’autres questions se posaient. Nul n’en parlait ouvertement et cependant chacun pouvait, non seulement y méditer, mais encore supposer que son voisin en faisait tout autant. Qu’en était-il de cet astronef fantôme, apparu et disparu aussi mystérieusement, insaisissable sur les écrans de radar ? De quelle nature était le vampire qui avait tué deux hommes, assailli Karine Villec et Éric et que Marts avait mis en fuite ?

Enfin – surtout – il y avait eu trahison.

Le traître était-il encore vivant ? Avait-il péri dans la catastrophe, victime de ses propres perfidies ?

Et pourquoi ne serait-il pas à bord du cosmocanot, un des neuf ?

Les derniers survivants, car il n’y avait aucune illusion à se faire sur le sort de Flower et des autres impitoyablement condamnés à la mort lente.

Serrés les uns sur les autres, ils étaient astreints à vivre selon un mode assez morne, refrénant leurs instincts. Éric, Florane et Ysmer s’efforçaient de conserver à la fois leur propre moral et celui d’autrui. Yal-Dan demeurait égale à elle-même. Métissée de deux races planétaires différentes, elle offrait un caractère évoquant beaucoup le calme des Terro-Asiatiques.

Baslow était un des plus soucieux. Le savant n’ignorait pas que la claustration en groupe, ce qui était leur cas, risque fréquemment d’engendrer des haines irraisonnées, des conflits éclatant pour des raisons futiles. Déjà, à plusieurs reprises, il y avait eu des chocs, des discussions tournant vivement à l’aigre. Par exemple, Karine avait reproché nerveusement à Huong de n’être qu’un bon à rien parce qu’il avait loyalement avoué son incapacité à faire le point spatial. Éric, qui de toute évidence ne pouvait lui manifester sa tendresse dans un tel lieu, avait cependant usé de leurs liens pour intervenir en faveur de l’aspirant, trop fraîchement émoulu des écoles pour avoir l’expérience nécessaire à la navigation dans le grand vide.

Filler avait rabroué Florane, Marts grognait quand on lui parlait et, comme à l’accoutumée, ce n’était guère qu’Éric qui pouvait obtenir quelque chose de lui.

On se rationnait, on souffrait de déshydratation, l’eau ne pouvait être distribuée que très parcimonieusement. Le manque d’hygiène se faisait sentir. D’autre part le cosmotimonier déclarait qu’il ne pourrait pas tenir longtemps. Éric, Marts, Ysmer et Baslow lui-même s’évertuaient donc à comprendre la direction de l’astronef, à étudier le fonctionnement de ses réacteurs, aidés par Huong, lequel au moins en théorie n’avait de comptes à rendre à personne.

Cependant ils ne savaient toujours pas où ils étaient, où ils allaient. Parfois on se demandait si vraiment on avait bien fait de quitter le planétoïde. Ils avaient beau sonder l’espace, tenter des recherches avec le minuscule poste de radar du bord, ce n’était jamais que l’infini stellaire. Certes on se trouvait « quelque part » dans le système solaire, mais l’astre central paraissait fort éloigné et le repère s’avérait insuffisant pour déterminer la position.

Ils furent presque soulagés quand l’incident éclata.

Filler, après un peu de repos pendant lequel il avait été remplacé par Huong qui faisait de son mieux, constata soudain que l’engin semblait buter contre un obstacle qu’il ne parvenait pas à définir, ni même à voir.

Il alerta ses compagnons. On avait en effet l’impression d’un ralentissement, comme si le vaisseau spatial s’enfonçait dans une masse cotonneuse qui freinait dangereusement son avance.

Puis ce fut le choc et ils furent précipités les uns sur les autres tandis que de petites avaries se produisaient : objets déplacés, brisés, personnes déséquilibrées, etc.

Tout de suite, se souvenant du drame de l’Inter, ils pensèrent tous au sabotage qui avait coûté si cher, et l’image mystérieuse du traître se présenta à tous les esprits.

Mais Filler jurait comme un païen alors que le cosmocanot stoppait par la force des choses. Il réussit à dévier la direction, ne tarda pas à retrouver les mêmes sensations.

Il y eut encore freinage, puis obstacle infranchissable et une seconde fois la perturbation générale. Florence gémissait ; elle avait été projetée contre une paroi et saignait de la lèvre. Ysmer, lui, était évanoui, ayant été proprement assommé par le choc, ce qui suscita des commentaires divers. On lui avait réservé une place de choix en tant que médecin encore qu’il n’eût pas reçu son diplôme. Qu’en serait-il si c’était lui le premier blessé ?

Yal-Dan, toujours sereine, du moins en apparence, s’efforçait déjà de le ranimer. Baslow ne quittait plus Filler et avec Huong et lui étudiait la situation.

On revint en arrière, on tenta plusieurs changements d’orientation. Toujours le même résultat : on se sentait saisi, ainsi que le dit l’aspirant, comme dans les tentacules d’une pieuvre invisible. Et puis finalement c’était le mur.

Un mur d’invisibilité, infranchissable, et qui se trouvait désormais dans tous les azimuts autour de l’astronef.

Après plusieurs essais, autant d’échecs, autant de chocs violents, il fallut se rendre à l’évidence.

On ne passerait plus.

Le cosmocanot était en quelque sorte captif dans l’espace, comme environné d’une sphère énigmatique.

Baslow ne chercha pas plus longtemps :

— Il s’agit certainement d’une application des ondes bleues !

Il ne voyait pas d’autre explication. Les forces ondioniques étaient à présent connues dans tout le cosmos et plus d’un peuple les utilisait. Mais un tel procédé était inédit, du moins à la connaissance du professeur Baslow.

Ainsi donc, en guise de conclusion, on devait admettre que le petit astronef et les survivants de l’île spatiale se trouvaient au sein d’une invisible prison, assez faiblement étendue, formant sans doute un globe, où ils étaient retenus par… on ne savait quel ennemi !

Mais évidemment toujours le même ! Le saboteur de l’Inter, peut-être aussi le monstre assassin du planétoïde.

Et pendant de longs instants encore, ce fut l’angoisse !

Tout les accablait. Ils étaient isolés dans l’espace et c’était peut-être pire encore que sur le planétoïde. Ils se trouvaient précipités les uns contre les autres en une communauté obligatoire où les antipathies s’exacerbaient. Dans l’intolérable odeur de ces corps en sueur, serrés dans l’étroitesse du cockpit, fréquemment bouleversés par les chocs de l’astronef, ils étaient les uns et les autres au bord de la dépression, de l’hystérie. Et cela gagnait même les esprits les plus équilibrés tels que ceux de Baslow et d’Éric, de Yal-Dan et d’Ysmer.

On décida de stopper les réacteurs, de ne plus tenter de s’évader de la sphère d’invisibilité. Si l’ennemi était là, ce qui était difficilement niable, il finirait bien par se manifester d’une façon quelconque et tous admettaient que ce serait hautement préférable à cette stagnation atroce.

Le cosmocanot s’immobilisa donc, encore que l’immobilité totale dans le grand vide et même partout dans le cosmos ne fût qu’un leurre.

Il n’y eut que cette carène de métal emportant neuf malheureux qui ne souhaitaient rien de plus que l’apparition d’un adversaire qu’on pouvait imaginer cependant épouvantable.

Il apparut, l’astronef fantôme, et ceux qui avaient pu l’entrevoir à partir de l’île spatiale crurent bien le reconnaître.

Baslow estimait que ceux qui le montaient devaient posséder certaine technique permettant d’échapper à la fois aux ondes radar comme aux éléments photoniques, ce qui pouvait à certains moments le faire bénéficier d’invisibilité ou, à volonté, d’échapper à la vision radarique.

Vraisemblablement, l’engin mystérieux se tenait encore en dehors de la sphère invisible enserrant le cosmocanot. Mais tout portait à croire que cette cage insaisissable à l’œil tout en étant cependant tangible allait se diluer pour permettre à l’ennemi de s’approcher.

Ils se savaient pris comme la mouche dans le filet. Et l’araignée, en effet, s’approchait.

Toute tentative de fuite s’avérait utopique et il n’y avait nulle illusion à se forger sur ce sujet.

Mais on entendit la voix sèche du professeur Baslow :

— Nous allons tomber aux mains de… ces gens-là ! Je vous rappelle notre mission : en aucun cas nos appareils ne doivent leur être livrés intacts !

Il tendit un index qui ne tremblait pas vers la sphère prismatique.

Éric, Yal-Dan et Karine approuvèrent silencieusement.

L’astronef menaçant allait aborder le cosmocanot, pauvre petit engin qui semblait bien faible, bien fragile, devant cet appareil dont les dimensions étaient impressionnantes, et qui appartenait à une civilisation ignorée des compagnons de Baslow.

Ils savaient qu’ils allaient immanquablement être faits prisonniers, ou plus encore.

Mais, à l’intérieur du cosmocanot, Baslow et ses trois aides étaient en train de se livrer au plus parfait travail de sabotage possible, à savoir détruire le miraculeux appareil capable d’amener l’humain à revoir son passé, celui des autres, et sans doute toute l’histoire de l’univers.